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Textes

Nicolas Feodoroff



Dans le flottement du souvenir à l'orée de son effacement


Séries photographiques, installations, papiers peints, livres d'artiste : de croisements en allers-retours, Yveline Loiseur mène un travail qui déborde la photographie comme objet et déjoue les catégories, fiction versus documentaire, pour nous emmener dans un monde d'images mentales, photographiques ou picturales. Un travail nourri de l'univers de l'enfance, de nos souvenirs, de l'intimité de la famille tout autant que de l'espace urbain. Descriptions méticuleuses donnant ici corps à un détail, là des figures en scène, ou bien jeu de surfaces, de matières, glissant de reflets en miroitements : Yveline Loiseur esquisse un monde aux identités flottantes dont les intitulés souvent ambivalents, parfois ludiques, au-delà du jeu de mots, constituent le signe d'un véritable programme esthétique.

Villes

ADans sa première série Les Villes invisibles réalisée en 1992 à Dresde jusqu'aux images de Crépuscule du matin (2008-2009), réalisées dans cette même ville, la mémoire des lieux et des images s'imbrique entre passé et présent. La première série, nourrie de la perception d'Italo Calvino et attentive aux mutations juste après la chute du mur, comme la seconde à l'atmosphère pesante et désenchantée de Baudelaire, mettent en branle un balancement entre les époques où se nouent les pratiques du quotidien et les soubresauts de l'Histoire. Un battement du temps parfois inscrit en un seul point de vue, telle Bougie (2008), comme une "secrète pensée pour les bougies peintes par Gerhard Richter, qui passa 30 ans à Dresde, mais qui offre aussi une représentation en reflet de la ville, dans un feuilletage des histoires, du dehors à l'intime." Il s'agit dit-elle "de mettre en image cet entrelacement du souvenir en partie imaginaire et de l'imagination qui se nourrit de la mémoire." Ce questionnement sera rejoué à Trieste, ville singulière, ballotée par l'histoire, aux confins des mondes latin, germanique et slave, hantée par les fantômes de Rilke, Joyce et Svevo. L'ensemble Le Temps qu'il fera (2011) dépeint une ville où apparaît en filigrane "la question des frontières, comment aborder les bordures, comment s'installer aux lisières..." une ville concrète aux replis sinueux, habitée, pratiquée, en neuf parcours inspirés des neuf chapitres de Microcosmes de Claudio Magris, autour de lieux ou de personnages dans la ville ou autour "comme une cartographie amoureuse de la ville prolongeant ses ramifications et ses périgrinations poétiques au-delà des frontières."
En revanche la série Cavalier seul (2006) ne renvoie pas directement à une ville spécifique ni à une histoire. Elle évoque autant qu'elle décrit une ville prise, caressée et révélée tout en douceur par le détail plus qu'en détail, une ville considérée comme un espace commun d'expériences de la vie moderne. Une ville tissée de contradictions, constituée de strates multiples, une ville à la singularité quelconque, dénuée de tout spectaculaire, faite d'images tendues dans un entre-deux. Une ville où, précise Yveline Loiseur, on serait tout à la fois "flâneur, vagabond, photographe, ces figures solitaires de la ville, attentives à ses restes d'espace, à ses fractures, et qui suggèrent cette difficulté à penser l'espace public en termes collectifs, en termes de lien social et de vie en commun." Figures dont on pourrait construire une généalogie depuis le flâneur de Baudelaire qui, après la lecture qu'en a faite Walter Benjamin laisse la place prééminente à celle du chiffonnier ; images constituées et constituantes de signes urbains, dont les œuvres phares et tutélaires restent les photographies d'Eugène Atget et de Walker Evans. Ce dont témoigne l'omniprésence de vitrines qui sont le lieu par excellence d'exhibition de l'objet et de la commercialisation du désir. Elles constituent, selon Benjamin une image à part entière pour le flâneur et le chaland, et par leur effet de cadre et la distance créée par la vitre, demeurent une expression exacerbée de la mélancolie.
Les détails de mur et les objets apparaissent tels des peaux changeantes, mouvantes, fragiles. Glissement des objets vers leur seule surface, leur image, topos né de la modernité. Une métamorphose ancrée dans l'arpentage rue à rue dont le souci et l'ambition d'inventaire comme la recherche de la trouvaille seraient devenues absurdes. Un déplacement dans la ville selon un rythme et une logique à chaque fois réinventés, qui offre une exploration aléatoire et précise du décor de la vie moderne à partir de l'exploration systématique d'un même quartier de Lyon, devenu une sorte de laboratoire. Ces photographies sont issues de la mise en œuvre d'un procédé cartographique rigoureux mais dont il ne subsiste à l'arrivée, paradoxe supplémentaire, que des bribes, des surgissements, des fragments, ensemble partiel et lacunaire non ordonnancé. Signes de la faillite annoncée d'un inventaire et d'une exhaustivité impossible à atteindre. Ce principe de déambulation comme pseudo cartographie sera également présent dans son travail réalisé à Roanne, Dans les plis sinueux des vieilles capitales (2011).  

Figures

Ici une femme âgée dont le visage est masqué par la tête d'une fillette qui nous tourne le dos, toutes deux saisies dans une situation indécise ; là un homme, concentré, coiffant d'un tissu blanc une fillette l'air sérieux : des situations énigmatiques et à l'interprétation ouverte, comme celles qui constituent la matière riche, sensuelle, qui irrigue la série La Vie courante (2002-2009). Leurs silhouettes et visages, récurrents, jouent avec notre mémoire, sur un mode proustien, renvoyant à d'autres images, dont les nôtres, et pour lesquelles elles servent de déclencheur comme de support. Une présence qui évoque la peinture, ici Van Eyck, ou qui convie les confins de la mémoire, avec cette précision vague (l'oxymore a son importance) d'un souvenir lointain, à l'image des sensations et souvenirs que Vladimir Nabokov a su si bien dépeindre dans Autres rivages, récit autobiographique lié à ses souvenirs d'enfance. Images appelant toujours d'autres images : matérielles, mnésiques, littéraires.
Calmes et néanmoins tendues, elles instaurent une distance infranchissable entre le temps de notre mémoire (comme vers cette scène) et l'illusion d'une proximité des corps due aux dimensions des tirages. Subtile alliance d'une possible reconnaissance et de son revers obscur, cette non familiarité du connu décrite par Freud que l'on éprouve parfois face à des objets connus et familiers vus sous un jour jusque-là inconnu, sentiment puisant dans les tréfonds de notre inconscient. Des images d'autant plus présentes et obsédantes qu'imprécises dans leur interprétation, jouant d'un même geste, comme Calvino l'a souligné pour Léopardi, de l'exactitude descriptive et de l'indéfini. Elles inventent leur propre espace, une sorte de seuil, ni vraiment dedans ni vraiment dehors. On ne saura rien des protagonistes sinon qu'ils renvoient à un espace social assez vaste à défaut d'être totalement neutre, quelque chose comme la classe moyenne occidentalisée et indéfinie de notre temps. Les actions sont  improbables, les situations indécidables, hors de toute finalité discernable. Se distille un flottement tranquille mais tendu, où un drame possible n'est jamais loin mais toujours reporté.
Cette pratique de l'image comme réminiscence a été explorée avec la série La Vie matérielle (2011), titre emprunté à Marguerite Duras. Que se soit par une projection, entre photographie, film et diaporama, ou par le recouvrement d'un mur par la prolifération des images, elle y entrelace des photographies ancrées dans le quotidien et les réflexions d'Alfred Kubin réfléchissant à l'art du dessinateur, soulignant "ce trésor fabuleux" qu'est notre expérience personnelle qui se réinvestit "dans l'agitation de la vie quotidienne", des expériences qui "se renouvellent sans cesse et s'impriment dans notre âme, tissant ainsi des liens multiples avec les impressions issues des expériences ultérieures."
Yveline Loiseur a pu déployer ce regard et en proposer une variation dans un autre univers, tout aussi familier et codifié : la photographie de classe. Ainsi ces commandes réalisées au lycée, l'une dans les environs de Rouen en 2006 où il s'agissait de créer, en "empruntant aux modèles de la frise pour le format, et du bas-relief pour le caractère sculptural des corps, l'image d'un groupe ouvert", l'autre au Lycée Lumière à Lyon en 2013, où elle construit un espace indécis de cadres, de miroitement, de reflets ou de nuages enveloppant des corps énigmatiques. Imbrications et superpositions qui démultiplient les espaces et font des images une pure surface de transparence, ce qui rend à chacun un espace diaphane d'indétermination et une intériorité irréductible. Il s'agit ici de travailler cette frontière, au bord de l'individu, la possibilité d'un espace individuel  subsistant dans un environnement collectif.


L'ambivalence des actes, des objets et des signes est redoublée par les figures dont les gestes et les postures (qu'ils renvoient ou non à une activité) sont porteurs ou non de sens, produisent/ne produisent pas de signification, ou plutôt signifient un suspens et du sens et du geste et de l'image. Là aussi se joue la relation du regard avec un lieu, là aussi il y est question de la relation d'un corps inscrit dans un lieu devenu pour l'occasion décor, relation d'un corps avec une activité porteuse d'une indétermination qui se loge entre un acte et une intention. Pas de surplomb de l'un ni de dissimulation de l'autre. Butée d'une lecture psychologisante ou behaviouriste des gestes et des attitudes. Ils deviennent un en-soi autonome, presque une surface. Nous sommes face à ces images comme nous serions face à des personnages du cinématographe de Robert Bresson où les personnes ont ce statut si particulier de ce qu'il nommait des modèles, pas acteurs mais déjà plus eux-mêmes. Double mouvement qui ici, ne renonçant pas à une forme d'équilibre, même faussement rassurant, oscille de la narration à la description, de la narration à la fiction, des gestes aux détails, entre précision et indétermination, un à la fois qui produit une sorte d'évidement.

Diffusion, diffraction

Notre environnement quotidien motive et irrigue aussi sa pratique du papier peint comme la conception de livres ou de livres d'artistes, pratiques qui engagent un autre rapport à la lecture, un autre rapport au sens qui peut émerger des images en articulant forme, réception et usage et visent à faire sortir l'oeuvre du cadre. Dans les premiers, Grand Air (2007) et Quartier libre (2007), inspirés de motifs constructivistes, l'image et le décor se recoupent, les contextes se croisent, se nourrissent, l'image faisant ici décor et inversement. Pour l'exposition L'Émail des prés (2012) au Musée des Charmettes de Chambéry, ancienne demeure de Jean-Jacques Rousseau, le motif floral évoque autant le philosophe herboriste que quelque rideau aux tons passés par trop de lumière, alors qu'à l'extérieur étaient reconstituées des boîtes évoquant une maison dont on observerait l'intérieur. A Roanne, il est inspiré de registres de tissus de l'écomusée, à Dresde c'est un souvenir des motifs de l'ancien Centrum, supermarché du temps de la RDA, devenu Karstadt.
Les livres d'artiste qu'elle réalise depuis quelques années, soit une douzaine de propositions à ce jour, réunies sous le titre Blanche Neige et Vert Gazon, collection éditée par les éditions Bureau l'Imprimante, travaillent les conditions de visibilité et de réception des images. Leurs formes les plus diverses rejouent à chaque fois la spécificité des images. Haies (2005) propose un inventaire de haies clôturant des jardins dans un de ces non-lieux résidentiels à la périphérie des villes ou dans les zones périurbaines. Si on songe au premier abord aux tableaux photographiques de Jean-Marc Bustamante des années 1970/1980, les images et le livre soulignent ici leur fonction sociale de délimitation privative : la dimension privé/commun de ces véritables murs végétaux sur lequel bute le regard est ironiquement redoublée par le choix du format anti-pictural de  la carte postale. Pour Cars for cars (2004) cette logique est poussée jusqu'à une forme de tautologie en éditant des autocollants, clin d'œil à ceux apposés sur les voitures. De même Parking (2004), inventaire aléatoire de ces non lieux totalement dépourvus de qualités mais où les herbes rudérales poussent, se présente sous forme de dépliant touristique, et Places fortes (2011) tel un cahier de dessin ou un album, réunit dessins géométriques à l'aquarelle et châteaux de sable. Un univers enfantin dont la cruauté sous-jacente est revisitée dans son adaptation de La petite fille aux allumettes d'Andersen (2012) éditée chez Trans Photographic Press.

Un vacillement du visible, menant parfois au vertige, comme celui à l'œuvre dans Entre centre et absence (2012) dont le titre est emprunté à Henri Michaux. Soient 14 photographies comme autant de portraits des 14 lits de la salle commune de l'Hôtel Dieu de Charlieu devenu musée. Mariant la froideur du systématisme répété du point de vue et le soyeux de la lumière, la sensualité des draps aperçus derrière les rideaux entr'ouverts et l'effroi d'un linceul, Yveline Loiseur invente un espace paradoxal du "spectacle de l'intime." Par une description méticuleuse, les formats imposants des tirages où la blancheur des draps irradie et souligne l'absence, s'impose le blanc évoquant l'ascétisme méditatif d'un Ryman.
Des images qui nous font plonger au plus profond de notre mémoire, qui nous happent comme par un effet de moire, qui imposent d'un même mouvement tant une présence immanente que sa disparition toujours déjà à l'œuvre, dans le flottement du souvenir à l'orée de son effacement.

— Nicolas Feodoroff, 2013

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