Textes

Marianne Homiridis



Cariatides


A Lyon, la Cité dite « La Duchère » est un exemple unique d’intégration des arts plastiques à l’architecture, bien avant 1978, année de construction du quartier de la Part-Dieu et de la ligne A du métro.
 
Pour les architectes du quartier, François-Régis Cottin, Jean Dubuisson, Maurice Novarina, Pierre Genton, il y a la volonté de mêler art et vie, que ce soit pour des logements sociaux ou privés, des églises ou un centre commercial.
 
Dans son numéro de juin 1967, la revue L’œil accorde trois somptueuses doubles pages au concours de sculpture ouvert à l’occasion de la construction de l’immeuble Les Érables. A l’époque l’ambition est immense, totalement avant-gardiste pour la société civile.   L’architecte Jean Dubuisson trés attaché à la présence d’œuvres d’art dans ses réalisations, un grand concours de sculpture est lancé par l’un des deux promoteurs de l’immeuble, la Cofimeg, et placé sous la présidence de Georges-Henri Rivière, fondateur du Musée des Arts et Traditions populaires à Paris. L’exposition de 40 projets de sculpteurs français et étrangers dans le hall et la coursive de l’immeuble éveille le public :
« 10 000 personnes ont visité l’exposition des projets pendant 5 semaines. […] Le débat qui a suivi la délibération du jury a souligné l’importance et l’urgence des problèmes posés par l’intégration de l’œuvre d’art à l’architecture et par la collaboration nécessaire entre l’architecte et le sculpteur ou le peintre. »
 
A l’époque, la qualité des concepteurs et de la réalisation, l’expérimentation dans la commande et l’ambition d’un dialogue art/architecture, permis grâce à la maîtrise d’un programme d’un bout à l’autre, confèrent à des bâtiments - l’immeuble les Érables en chef de file - et au quartier un caractère unique, jusqu’à bénéficier en 2003 de 5 labels[1]« Patrimoine du XXe siècle ».

Ces œuvres sont parmi les premiers exemples[2] d’art moderne intégré dans les espaces publics dans la métropole de Lyon qui compte aujourd’hui près de 400 œuvres pérennes constituant ainsi un vrai « musée à ciel ouvert ». Témoin d’une histoire de l’art vivant mais aussi des aménagements de la ville et de ses habitants, il place la métropole de Lyon comme l’un des premiers territoires de l’art public en France et en Europe.
 
Avec le Grand Projet de Ville débuté en 2001, La Duchère commence sa métamorphose. Plusieurs interventions éphémères d’artistes ont accompagné les démolitions mais les constructions de bâtiments publics, comme la médiathèque ou l’école des Bleuets n’ont hélas pas donné lieu à des commandes artistiques dans le cadre du 1%. En revanche, le groupement des entreprises titulaires du marché de travaux sur le secteur Plateau centre de la ZAC a pris en charge, sous forme de mécénat, l’intervention du sculpteur géorgien Djoti Bjalava dans le square Averroès. Et avec le projet de réaménagement du Parc du Vallon, un marché de conception et d’acquisition d’une œuvre d’art a été mis en place par la Ville de Lyon. A l’échelle du quartier et de son architecture, l’œuvre de Serge Boyer installée sur l’esplanade en 1994[3], avant le démarrage du Grand Plan de Ville, est la plus intéressante par son intégration urbaine, sa monumentalité, son dialogue « minéral » avec l’espace et la Tour Panoramique.

La commande artistique passée à Yveline Loiseur est née du désir de l’association de locataires Vivre au Château, présidée par Catherine Cicéron, et de la Compagnie de Danse Hallet Eghayan qui mène depuis plus de 20 ans dans le quartier une mission d’éducation artistique, d’avoir un « pied » d’immeuble embelli par une œuvre d’art. Dans sa construction singulière par rapport aux processus expérimentés de la commande, un parallèle peut être fait avec l’action des « Nouveaux Commanditaires » initiée par la Fondation de France. Sans pour autant en être issue, elle s’en rapproche par la demande d’un groupe de citoyens commanditaires et le montage administratif avec le bailleur Lyon Métropole Habitat qui a permis de conjuguer innovation démocratique et intervention artistique ayant un impact sur la vie quotidienne des habitants en mêlant les notions de proximité et d’art dans la ville.
 
Yveline Loiseur a choisi pour cette commande le thème des Cariatides. Avec ce titre, l’artiste convoque le symbole contenu dans la tradition des Atlantes et Cariatides qui intégrant des figures humaines dans l’architecture antique soutiennent des colonnes ou des piliers en souvenir de l’œuvre d’Atlas. Le film court d’Agnès Varda, Les Dites cariatides bis (1984), nous dit combien ses figures monumentales qui portent le poids d’un bâtiment sont fascinantes. Si le corps humain qui guide la mesure en architecture n’existe pas dans l’architecture standardisée des grands ensembles (plus inspirée par les coûts et la rapidité d’exécution), Yveline Loiseur nous rappelle que ce sont néanmoins les habitants qui donnent la mesure à un bâtiment.

Placée sur toute la longueur du soubassement de la façade, l’immense frise de 120 mètres de long présente une quarantaine de portraits et revisite cette représentation de l’attention, dont l’historien de l’art Aloïs Riegl (1858-1905) a fait l’identité de la peinture hollandaise, à l’inverse de l’action prédominante dans la peinture italienne ; ces personnages en majesté, silencieux, hiératiques interpellent le spectateur et instaurent une réception vivante et active de l’œuvre.
 
A la manière de l’un de ses pairs, le photographe allemand August Sander (1876-1964), dont elle aime la rigueur, Yveline Loiseur a conçu ses portraits en faisant participer ses modèles. Notant dans son « carnet de résidence » ses rendez-vous et ses projets d’images, l’artiste a construit patiemment une relation personnelle avec chacun, rencontrés à travers l’association de locataires, la Compagnie de danse, le centre social du Plateau, l’équipe de l’ALTM ou encore au cours de ses promenades, au square, en bas des allées, au parc du Vallon…
 
Comme l’indique Olivier Lugon dans son ouvrage sur August Sander, le modèle partage avec le photographe la responsabilité d’une image qui tend à devenir « une sorte d’autoportrait assisté, le produit d’un travail conscient d’auto-mise en scène[4]». Par la pose et la frontalité, le modèle proclame son statut de sujet et cette façon de « se tenir » dans l'image face au spectateur sur le mur de sa barre 110, affirme une forme de résistance, c’est tenir tête, comme une cariatide.
 
Dérivée de l’italien facciata, faccia (face, visage) lui-même forgé sur le latin facies, une façade porte « une dimension figurée, de sorte que prononcé, lu ou entendu, il résonne toujours autre chose : une face ou un visage[5]» Une autre indication de la destinée figurale de la façade est la métaphore avec la peau, ici jouée par le papier affiche (dos bleu) collé directement sur le mur en épousant toutes ses aspérités. A l’exemple de ce qu’elle est pour l’être humain, la façade/peau est un seuil, une frontière, une lisière entre l’espace public et celui de l’intime, entre le dehors et le dedans. Cariatides donne à voir cet entre-deux. Elle est construite comme un documentaire poétique, entre improvisation et construction, art et vie[6].
 
Cariatides est la première œuvre d’art contemporain dans le quartier de la Duchère réellement commandée et portée par des habitants. Elle renoue le fil de l’histoire de l’intégration de l’art dans l’architecture et porte l’espoir, qu’après elle, de nouvelles commandes ou acquisitions d’œuvres d’art voient le jour dans le cadre des prochaines constructions ou rénovations. Même si l’artiste n’a pas pour principale fonction de réinstaurer les liens distendus de notre société, son travail facilite la lecture de l’espace matériel et symbolique de la ville, en projette des interprétations, des lectures. Il propose de nouvelles relations susceptibles de faire participer ou de développer la sensibilité de la communauté vis-à-vis de la construction de son milieu, notamment en réinventant le traditionnel couple création/réception, une dimension essentielle dans des contextes marqués par d‘importantes restructurations urbaines.
 
Marianne Homiridis
septembre 2017

Bibliographie :
 
L’art de la façade : architecture et arts visuels, revue Histoire de l’art, n°72, juin 2013
L’Œil, n° juin 1967
Elise Guilherm, Jean Dubuisson, Thèse de doctorat
Marianne Homiridis et Perrine Lacroix, Le Guide de l’art dans les espaces publics du Grand Lyon 1978-2008, éd. La BF15, 2008
[1] Tour Panoramique de F.R. Cottin ; Immeuble "Les Erables" de J. Dubuisson ; Eglise Notre-Dame-de-Balmont de P. Genton ; Eglise Notre-Dame-du-Monde-Entier de F.R. Cottin ; Chäteau d'eau de F.R. Cottin et N. Esquillan in Label patrimoine du 20e siècle, région Rhône-Alpes, 10 mars 2003
[2] Après Bron Parrilly
[3] auparavant installée place de la République
[4] Le Style documentaire – D ‘August Sander à Walker Evans 1920-1945, Paris, Editions Macula, 2001, p.156
[5] L’art de la façade : architecture et arts visuels, revue Histoire de l’art, n°72, juin 2013, p. 3.
[6] à la manière des films de Maurice Pialat.